ENTRETIEN avec Mardig Boghossian, Maire de Bourj Hammoud (Liban)
Lors d’une brève visite à Marseille, dans les locaux de l’Avitem, Mardig Boghossian, maire de Bourj Hammoud, accompagné de Georges Krikorian, adjoint au maire, a récemment souhaité partager sa vision du projet « Bourj Hammoud 2021-2031 » dans un contexte de crise grandissant.
Mardig Boghossian, maire de Bourj Hammoud (au centre), Georges Krikorian, adjoint au maire (à droite) interrogés par Jean-Denis Espinas.
Vous avez lancé en 2021 un projet stratégique de renouvellement urbain de Bourj Hammoud alors que la population s’enfonçait, comme tout le Liban, dans une crise économique et sociale multipliant les situations d’urgence. Pourquoi ?
La population, et par conséquent la Municipalité, est confrontée à de graves difficultés du quotidien : logement, accueil des réfugiés, alimentation électrique, déchets ménagers, circulation automobile… Toutes ont des répercussions sur l’environnement de vie ou le fonctionnement urbain de Bourj Hammoud ; parfois elles y trouvent en partie leurs causes. Il est impératif d’apporter des solutions concrètes à la dimension urbaine de ces souffrances, et c’est ce que nous nous employons à faire. Mais, les réponses à l’urgence ne doivent pas être confondues avec des solutions de court terme, vouées à l’échec. Aux désillusions répétées succède le sentiment de la fatalité ou de l’impuissance des pouvoirs publics. Pour être durablement effective et crédible, la résolution des problématiques urbaines se doit de concilier des temporalités apparemment éloignées, gérer l’immédiateté et préparer le futur. C’est un exercice par définition délicat. Il faut résister au simplisme et à la pression publique. Paradoxalement, l’imbrication inattendue de l’instant et du futur est source de motivation, un défi qui fait grandir notre responsabilité. Il renforce notre exigence de décisions justes et durables, profitables à court terme… et qui ne compromettent pas l’avenir, mais posent ses premières pierres.
Vous êtes désormais dans un contexte de guerre régionale et d’incertitude croissante. Allez-vous poursuivre le projet ?
Oui, sans aucun doute. Politiquement, notre analyse est simple : plus les conditions de vie se durcissent, plus la philosophie du projet telle que je viens de l’énoncer, confirme sa raison d’être. Du moins, tant que nous pouvons le porter. Nous puiserons dans cette difficulté une énergie supplémentaire et nous nous attacherons encore, dans un même mouvement, au soulagement des peines d’aujourd’hui et à la préparation des lendemains. Pratiquement, il n’y a pas d’autre choix raisonnable. Mentalement, il n’y en a pas de meilleur. Se forcer à penser l’avenir, et à se projeter ensemble, entretient l’espoir et cultive les solidarités. Je souhaite que dans ce dépassement des épreuves par l’action collective et le projet, la population de Bourj Hammoud se reconnaisse comme telle, avec les communautés qui la constitue et au-delà ! Lorsque la guerre prendra fin — au plus tôt nous l’espérons tous — nous poursuivrons cette marche en avant qui ne se sera jamais interrompue. Le nom du projet « Ensemble pour un meilleur présent et futur » n’en prend, a posteriori, que plus de sens.
Et concrètement ?
Techniquement, les conditions d’élaboration avec nos partenaires, l’Avitem et les agences onusiennes, les concepteurs urbains APM (Atelier Philippe Madec) Associés, lauréats de la consultation internationale lancée dans le cadre du projet stratégique, sont rendues évidemment plus difficiles au quotidien. Nous avions déjà été confrontés à la crise sanitaire et à ses empêchements. Mais je sais déjà que les difficultés de la collaboration n’altéreront pas le projet final, la détermination de tous n’a pas faibli, au contraire.
La plus grande contrariété est de devoir renoncer temporairement à la contribution décisive de la population et des acteurs locaux. Ces derniers avaient été fortement impliqués dans la première phase d’avant-projet stratégique, « l’Atelier » (2021-2023). Pour la deuxième et dernière phase, « la Fabrique » qui nous mènera au projet final et à ses déclinaisons opérationnelles, la municipalité était déterminée à associer cette fois la population dans toutes ses composantes. Nous voulions tirer parti de l’expertise d’usage de la population et favoriser l’appropriation du projet. La paix revenue, ce sera une autre urgence.
Quels sont les finalités et le calendrier de « La Fabrique » ?
L’année qui vient est à la fois une conclusion avec la formulation du projet stratégique de renouvellement urbain — et son adoption par le conseil municipal en septembre prochain — et le basculement dans un processus multiforme de concrétisation opérationnelle qui se poursuivra pendant des années.
Le projet stratégique a dégagé trois visions de l’évolution de Bourj Hammoud : « la ville pour tous » avec notamment la réhabilitation du centre ancien, la valorisation de l’espace public, les mobilités ; « l’écocité » avec la renaturation de la ville et la gestion des eaux pluviales en particulier au regard du fleuve et du littoral avec des jardins filtrants; la « ville productive », le pôle des métiers d’art et d’artisanat, les zones d’activités industrielles, la production énergétique renouvelable, le solaire plutôt que le diésel… Ce dernier exemple suffit à démontrer l’interconnexion entre les visions : on est bien à l’articulation entre l’écocité et la ville productive.
Cette articulation s’opère aussi, c’est crucial, aux différentes échelles urbaines et territoriales : le rapport à la métropole, à Beyrouth, bien sûr, mais tout autant aux communes qui sont nos voisines ; les différents secteurs de la ville et ses quartiers, jusqu’à l’îlot. C’est l’élément de base de la constitution de la ville et de son vécu. L’équipe des concepteurs APM et associés réfléchit à travers des « îlots démonstrateurs » identifiés, aux possibilités et conditions de l’évolution urbaine.
APM et associés, à travers sa réflexion spatialise, localise, croise et réinterprète les orientations stratégiques aux différentes échelles. Les représentations de la ville future que l’agence produit illustreront le document du projet stratégique.
Le pendant, mais surtout le prolongement du volet stratégique, repose sur la volonté de concrétiser progressivement, mais le plus tôt possible, nos réponses à l’urgence et les bases des évolutions de long terme. C’est pourquoi plusieurs projets opérationnels ou pré-opérationnels sont identifiés et développés, certains, préexistants, sont réintégrés dans une perspective de cohérence d’ensemble. Car là est la préoccupation et l’apport fondamental de l’Avitem. Le Comité des partenaires, créé en 2024, sur sa proposition, est venu incarner cette logique de coopération internationale partenariale dans laquelle la Ville conserve toutes ses prérogatives. Il réunit et coordonne les maîtrises d’ouvrage des projets opérationnels : des ONG — comme Nahnoo pour le pôle des métiers d’art et d’artisanat — ou les agences onusiennes sans qui rien ne serait possible vu notre situation. On peut citer, par exemple, l’UNOPS pour la renaturation de certains axes important de la ville, pour la conception d’un centre de recyclage et pour le réaménagement du pont Erevan et UN Habitat pour l’installation de panneaux solaires sur les toits de certains bâtiments ou la mise en œuvre des solutions de gestion écologique des déchets ménagers. Cette dernière question est hélas emblématique de la situation de crise. Avec la guerre et l’afflux de réfugiés, les déchets ont été multipliés par deux en quelques semaines. Donc, encore une fois, gérer l’urgence du quotidien et, simultanément, anticiper la paix et l’avenir … La dynamique de coopération internationale s’est inscrite dans ce schéma de pensée alors que, peut-être plus habituellement, l’intervention des grandes institutions se situe davantage dans une temporalité ou l’autre.